Muriel, enfant perdue (Episode 3)

Auteur : Maurice Coutot - Texte extrait "Ces héritiers que je cherche" - Edition Robert Laffont

Nous poursuivons dans l'inquiétude. A Paris, les archives de l'état civil révèlent qu'en décembre 1904 est née Muriel Philipson, de John Philipson, quarante ans, vétérinaire à Chantilly, et de Marie-Thérèse Wenglove, son épouse, vingt-six ans.

Tout est faux là-dedans, sauf le prénom de la mère, seule référence à la vérité.

Marie-Thérèse Jentjen a accouché chez une sage-femme de la rue de Clichy. L'enfant a été déclaré sous un nom d'emprunt, avec une filiation fantaisiste.

J'en ai bien vite la confirmation : il n'y a jamais eu à Chantilly de vétérinaire nommé John Philipson.

Puis j'apprends que Muriel Philipson s'est mariée en 1925, dés qu'elle a été majeure. Elle ne pouvait le faire plus tôt, n'ayant ni père ni mère pour donner le consentement que la loi impose aux mineurs.

Elle a légitimé à cette occasion deux enfants, un garçon et une fille, prénommés Robert et Suzanne.

Effectivement, la pauvre Muriel est morte six mois plus tard, à Lariboisière, et son mari, mobilisé, a été tué en 1940.

Du moins, je retrouve les orphelins. Si Muriel n'est plus là, elle laisse ses deux enfants qui, selon la loi française, n'ont droit à rien, mais qui, selon la législation américaine, peuvent prétendre à l'héritage de leur grand-mère naturelle.

Ainsi donc Mrs Handler a bien eu une fille, née de quelque amant de rencontre, qu'elle a abandonnée. Son souvenir devait souvent hanter l'esprit de cette mère souhaitant désespérément des enfants et n'en pouvait plus avoir, alors que son état de femme mariée le lui permettait.

Mais comment vais-je pouvoir prouver que Muriel Philipson est la fille de Marie-Thérèse Jentjen ?

Les traces ont été habilement brouillées. Et bien que détenant la vérité, je n'ai guère le moyen de la faire reconnaître par le tribunal qui exigera des preuves rigoureuses.

J'envoie tout le dossier à mes avocats américains. Ils ne me cachent pas les difficulté qu'ils vont rencontrer à faire admettre les droits de Suzanne et de Robert, les enfants de Muriel, qui sont devenus mes clients.

Le frère et la soeur de Mrs. Handler les considèrent comme des imposteurs. Ils affirment sous la foi du serment qu'à la leur connaissance Mariette Jentjen n'a jamais eu d'enfant. La lettre de 1921, selon eux, ne suffit pas à établir une filiation. De toute manière, notre Muriel s'appelle Philipson et sa mère Wenglove. Ce n'est pas la coïncidence d'un prénom qui emportera la conviction du tribunal.

J'ai le témoignage de Mlle Demay, qui affirme que la mère de Muriel avait annoncé son départ pour l'Amérique.

Je souligne aussi la présence des dames Demay et Forget à Dourdan en 1921, en même temps que Muriel Philipson. Ce sont des arguments sérieux, mais l'issue de la lutte reste incertaine...

Il me faut trouver un complément de preuves.

La soeur de l'avenue d'Iéna, morte en 1934, avait peut-être gardé dans ses papiers une correspondance contenant des éléments intéressants pour notre cause.

Il est en effet surprenant que la lettre rendant compte à Mrs. Handler de son entretien avec Muriel n'ait pas eu de suite. Si elle s'est préoccupée du sort de sa fille, c'est qu'elle envisageait de la faire venir en Amérique. Pourquoi a-t-elle renoncé à ce projet ? difficultés avec son mari ? Ou nouvelles ultérieures de Muriel relatant sa mauvaise conduite et décourageant la bonne volonté d'une femme qui, après une jeunesse très libre, avait terminé sa vie dans l'exercice d'une dévotion intransigeante ?

Si la deuxième hypothèse était la bonne, il était évident que la soeur parisienne y avait joué son rôle. Peut-être son légataire universel existait-il encore et était-il possible qu'il eût conservé un petit dossier ? d'autant qu'il s'agissait d'un magistrat en retraite, homme d'ordre par définition.

Me voici lancé sur cette piste. Malheureusement, elle s'interrompt immédiatement. Le magistrat est mort en 1944, laissant tous ses biens à l'Assistance publique. Tous les papiers sont depuis longtemps détruits.

Je poursuis ma réflexion. Ai-je bien utiliser toutes les données du problème ?

Il me revient alors que Marie-Thérèse Jentjen était de religion catholique. Les renseignements sur ses dernières années établissent que le sentiment religieux ne s'était jamais effacé chez elle et qu'il avait repris toute sa force après l'apaisement des orages de sa jeunesse.

Comment donc ne se serait-elle pas souciée du baptême de Muriel ?

Je cherche. A Paris, rien. Mais à Dourdan, deux ans après la naissance de l'enfant, le curé l'a baptisée. Je consulte les registres, et j'étouffe un cri de triomphe.

Le 7 août 1906 a été baptisé Muriel, fille de John Phiipson et de "Mariette Jentjen, en Amérique".

Ma preuve est faite. Il ne peut y avoir deux enfants prénommées Muriel, nées de Mariette Jentjen résidant en Amérique, d'autant qu'il est notoire que le petit nom familier de Mrs. Handler était Mariette.

On peut présumer que, de Cincinnati, la mère qui avait abandonné son enfant s'est inquiétée de sa vie religieuse, qu'elle a écrit directement au curé de Dourdan pour lui expliquer que la petite Muriel n'avait pas été baptisée, et qu'il convenait d'y remédier sans tarder...

Notre chance est que, s'adressant au curé (hélas ! mort depuis longtemps) elle ait signé de son vrai nom.

Et quand Muriel s'est mariée à Paris en l'église Saint-germain l'Auxerrois, le curé, négligeant la filiation du mariage civil, s'est référé uniquement à celle du baptême.

C'est une deuxième chance, car une contradiction entre l'acte civil et l'acte religieux, qui s'en doit légalement déduire, est extrêmement rare.

J'ai donc pu rassembler deux actes essentiels que j'envoie aussitôt à Cincinnati, revêtus des législations officielles.

Deux mois plus tard, je reçois un coup de téléphone de Suzanne et Robert : ils ont la visite d'un reporter de France-Soir qui leur apprend notre complet succès et les interviewe sur l'emploi qu'ils comptent donner à leur nouvelle fortune, évaluée à cent mille dollars !

Ce n'est que le lendemain que je reçois le câble de mes avocats. Ainsi j'avais gagné mon match.

Le fil rompu soixante ans plus tôt était renoué, et le drame de l'abandon trouvait une issue heureuse dans un héritage inattendu.

Fin